Après la mort d’Andy Selmour en détention, Jean-Marie Richard, membre de la Human Rights Commission (HRC), livre un diagnostic sans concession sur les failles du système carcéral et policier mauricien. Pouvoirs limités de la HRC, accès aux informations sensibles, suivi des recommandations, culture déficiente des droits humains : à travers cette interview, il alerte sur un blocage systémique et plaide pour des réformes profondes et urgentes.
En tant que membre de la Human Rights Commission, quel pouvoir concret pouvez-vous exercer dans le cas d’Andy Selmour pour aller au-delà de la simple constatation des faits et imposer des changements immédiats dans le système carcéral ?
Nos attributions, que ce soit pour la Human Rights Division et la National Preventive Mechanism Division (NPMD), qui constituent la National Human Rights Commission, sont régies par la Constitution de Maurice, le chapitre II, qui constitue notre Bill of Rights, ainsi que par les traités et conventions dont l’État est signataire.
Établir les faits et le contexte demeure une étape essentielle dans le cadre de toute enquête et, dans le cas d’Andy Selmour, la mise en place du Board of Enquiry va dans la bonne direction.
Cela dit, au vu des morts en prison, il n’y a malheureusement pas qu’un seul cas. Citons les décès dans des circonstances troubles et encore non élucidées de Mohummad Khaleel Anarath, Gaël Permes, Michael Louise, David Utcheegadoo, Aayaaz Gungah et John Mick Martingale.
Les mécanismes de contrôle sont pour le moins insuffisants, si ce n’est inefficaces, au point que je suis d’avis qu’il s’agit d’un blocage systémique. Cela s’applique également aux cas de violences policières. Je me réfère souvent au Taser Gate, où des suspects sont tranquillement suspendus, touchant de chez eux leur salaire depuis des années.
Ce n’est pas cela, la justice, car justice delayed is justice denied. Ce système souffre d’un manque d’empathie et d’humanisme, mais semble n’avoir ni obligation de moyens ni obligation de résultats, certes pour les victimes, mais également pour les condamnés, les familles respectives et les représentants des autorités.
Notre système policier et carcéral nécessite la mise en place d’une task force aux attributions larges et profondes afin de nous faire faire le saut qualitatif vers le XXIe siècle. Des personnes d’expérience comme Jean Bruneau et Cadress Runghen devraient être mises à contribution.
Lorsque la NHRC enquête sur un décès en détention, jusqu’où va réellement votre accès aux informations sensibles (rapports internes, vidéosurveillance, registres disciplinaires), et que faites-vous lorsque cet accès est partiel ou entravé ?
Théoriquement, la NPMD a le mandat pour accéder à tous les éléments. Les événements du 17 juillet dernier en témoignent.
La HRD, elle, a le mandat de mettre sur pied un fact-finding committee, de convoquer les témoins et autres personnes, de les interroger sous serment, de visionner les vidéos de surveillance, etc.
Ensuite, un rapport est remis aux autorités, qui sont les seules habilitées à prendre les décisions, notamment les actions disciplinaires qui s’imposent. Notre mandat se limite à nous assurer que nos recommandations soient appliquées et à en faire le suivi. Techniquement, notre mandat s’arrête là.
Bien sûr, c’est limité et insuffisant, mais c’est la loi : dura lex sed lex. Nous pouvons toutefois faire des recommandations au législateur et je pense personnellement que nous devrions, sur la base d’une recherche bien documentée, aller dans cette direction.
Si, après un drame comme celui d’Andy Selmour, les recommandations ne sont pas suivies d’effet, considérez-vous que la Commission a atteint les limites de son mandat ou estimez-vous qu’elle dispose encore de leviers institutionnels pour peser sur l’État ?
Laissons l’enquête suivre son cours et le Board of Enquiry faire son travail en toute sérénité. Un mort en prison est un mort de trop, je l’ai réaffirmé dans mon post personnel sur Facebook après avoir écouté sa maman en détresse par rapport à ce malheur qui a frappé la famille.
Maintenant, qui encadre cette famille, l’écoute, la suit ou la réconforte ? Notre système manque d’humanisme et d’humanité sur toute la ligne. C’est là où je suis de ceux qui disent que nous ne devrions pas nous contenter des définitions juridiques et des appellations systémiques découlant de l’ADN colonial et post-colonial que nous reproduisons depuis notre indépendance.
Nous avons régulièrement affaire à des humains qui vivent un drame. Andy Selmour, tout condamné qu’il était, avait des droits, celui de vivre en premier. Qu’il ait perdu ainsi la vie est inacceptable et, à mon sens, insupportable.
Toutefois, quel système propose-t-on face au vide implacable au sein de sa famille ? Ne nous manifestons pas tous à la fois… Pour répondre à la question, les limites sont faites pour être repoussées et adaptées à notre siècle.
La prison centrale est une honte nationale. J’en parle en connaissance de cause pour y avoir séjourné suite à une crise d’autorité d’une magistrate. Des individus pareils, il faudrait leur proposer une immersion obligatoire dans le monde carcéral d’une semaine avant d’être nommés, et un refresher d’une semaine par an.
Plus sérieusement, la formation initiale et continue des magistrats est inexistante, et cela n’est plus acceptable. Vivement la mise sur pied d’une véritable École de la magistrature dans notre pays.
À partir de quel moment précis un citoyen doit-il se dire : « Ce que je subis n’est plus normal, ce n’est plus de l’administration, c’est une violation de mes droits », et pourquoi ce seuil reste-t-il si flou pour la majorité des Mauriciens ?
Vous abordez une question très importante. Il n’existe pas de culture des droits humains dans ce pays, ou si peu. Combien de personnes sont véritablement sensibilisées à leurs droits et à leur contrepartie d’obligations ?
Comment voulez-vous que des jeunes, des jeunes adultes, des personnes en situation de handicap, des personnes LGBTQ, des femmes, des personnes âgées lambda soient véritablement conscientisées ? Certes, il y a depuis une vingtaine d’années des efforts faits par la société civile et des ONG. Il faut le dire, les institutions gouvernementales vont dans la bonne direction. Le processus est en marche, mais nous sommes loin du compte.
Nous attendons une Right to Information Act qui va imposer aux services publics un devoir de transparence et de redevabilité pour l’ensemble des citoyens, et pas seulement pour les journalistes, comme certains veulent le faire croire. Oui, les journalistes certes, mais il s’agit avant tout d’une réappropriation citoyenne.
Nous avons à cet effet l’exemple de l’Inde, qui peut nous servir de référence, et d’autres pays ont opté pour cette loi qui impose la redevabilité des services publics au bénéfice de l’action citoyenne et de l’élargissement de la démocratie à tous les niveaux.
Sans compter les nouveaux droits émergents : ceux de la nature, de l’océan, d’une énergie propre et renouvelable à léguer aux futures générations. Cela dit, il convient d’inclure cette notion des droits et des obligations dès l’école, au primaire et au tertiaire, au sein des administrations, du collège de la fonction publique et des universités, pour soutenir la mise en œuvre de ces lois tant attendues, trop souvent promises, et qui semblent être dans le registre d’« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » au gré des promesses.
C’est vrai qu’à ce jour, il existe encore une réticence à demander des comptes à l’État ou à ses agents — on ne sait jamais ce qui peut arriver en matière de représailles. Mais cela ne peut exister que si l’approche est holistique.
Concrètement, qu’est-ce qui change dans la vie d’un citoyen après qu’il ait enregistré une plainte à la National Human Rights Commission ?
Déjà, sa plainte va être prise en compte et nous tentons d’abord de comprendre ce qui s’est passé. Nous nous assurons qu’il n’y ait pas de dédoublement de procédure. Nous allons écrire aux administrations concernées pour avoir leur version, puis tenter une médiation. Cette approche est celle privilégiée.
Mais si cela ne marche pas, nous allons vers une audition et faisons des recommandations. Et si ces dernières ne sont pas suivies, nous n’avons aucune autre action. J’avoue que cela peut s’avérer frustrant.
Cette frustration s’applique aussi lorsqu’une personne vulnérable vient exposer son ressenti d’avoir ses droits non respectés, mais n’arrive pas à documenter ses preuves. Nous ne pouvons pas faire grand-chose, même si la personne est sincère et convaincante.
Oui, cela arrive, et c’est là où, moi du moins, je fais preuve de compassion et d’empathie, car un humain en détresse est un humain en détresse. Comment puis-je lui dire : « Vous savez, on ne peut rien faire », et replonger sur mon écran d’ordinateur ?
Par contre, je pense avoir l’obligation de le recevoir, de l’écouter, d’essayer de comprendre, ne serait-ce que pour qu’il ne plonge pas plus profondément dans sa détresse, qui pourrait se transformer en anxiété, en déprime et en dépression.
Si vous deviez pointer du doigt une pratique abusive très répandue à Maurice, tolérée par habitude et minimisée par les autorités, laquelle devrait cesser immédiatement parce qu’elle porte atteinte à la dignité humaine ?
Ayo ! Il me faudrait plusieurs mains… Le manque de fondations des droits humains nous donne des exemples tous les jours. On en voit sur les routes, dans les bus, le métro, le manque d’égards de certains policiers qui se mettent au milieu des routes pour exercer leur petit pouvoir de contravention en mettant leur vie en danger, les personnes qui jettent des bouteilles en plastique d’un autobus, l’attitude de certains guichetiers plus intéressés à répondre à leur WhatsApp…
Vous savez, je m’efforce de ne pas pointer du doigt, car ce faisant, je me retrouve avec trois doigts pointés vers moi. Un rotin bazar ferait l’affaire, des fois.
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