Live News

Dr Lisa Ah Shee Tee, biologiste marine : «L’étude des limaces de mer, c’est imaginer les traitements de demain»

Le Dr Lisa Ah Shee Tee a été initiée à la plongée en 2018 dans le cadre de son doctorat.

Docteure en biologie marine et Senior Project Manager à Reef Conservation, Lisa Ah Shee Tee consacre sa carrière à la protection des herbiers, à la création de zones de conservation volontaire et à l’étude du blanchissement corallien grâce aux données satellitaires.

Lisa, pourquoi aimes-tu l’océan ?

La mer n’est pas seulement mon terrain de recherche, c’est aussi une source d’inspiration car je suis issue d’un village – Baie-du-Tombeau – où la mer fait partie de mon quotidien. C’est d’ailleurs cette proximité avec l’océan qui a façonné mon parcours dans la recherche scientifique.

J’aime l’océan parce qu’il est immense et apaisant. C’est presque comme un autre monde où chaque plongée ou chaque observation révèle des écosystèmes différents et une vie marine fascinante. Il me fait rêver, m’émerveille et me pousse à comprendre la nature qui nous entoure.

Mais, cela me rend aussi triste de voir ses magnifiques couleurs s’estomper avec le temps. À Maurice, comme ailleurs, le blanchissement corallien, la pollution, le réchauffement des océans et les pressions humaines fragilisent nos récifs et nos écosystèmes. Cette vulnérabilité me rappelle chaque jour l’urgence de protéger notre océan et sa biodiversité.

Qu’est-ce que tu ressens quand tu es au fond de l’océan ?

La mer est pour moi un espace de liberté et de curiosité. Quand je suis dans l’eau, j’ai l’impression de plonger dans un univers à part où chaque couleur, chaque mouvement ou chaque petite créature attire mon attention et m’émerveille. Cela me procure un sentiment de calme et de fascination, et me rappelle pourquoi j’aime autant passer du temps à explorer et à protéger cet environnement.

Depuis quand y plonges-tu ?

C’est en 2018 que j’ai commencé la plongée dans le cadre de mon doctorat. Et une fois que j’ai mis la tête sous l’eau, c’est devenu difficile pour moi de m’arrêter ! (Rires) C’est un hobby qui demande un peu d’investissement, mais chaque plongée en vaut vraiment la peine.

La photographie des petites limaces de mer a rendu mon immersion dans l’océan encore plus passionnante. Je suis vraiment chanceuse de faire un métier où je peux plonger presque à chaque occasion, alliant travail et plaisir.

Certaines espèces ont contribué à des découvertes fondamentales sur la mémoire et le fonctionnement du système nerveux»

Quels lagons ou récifs as-tu explorés jusqu’à présent ?

Pour mon doctorat, j’ai surtout exploré les lagons de l’ouest et du sud-ouest de Maurice. Dans le cadre de mon travail, j’ai eu l’occasion de découvrir de nombreux sites autour de l’île, chacun avec ses particularités et ses surprises. Même les sites peu profonds peuvent révéler des découvertes fascinantes comme de petites créatures marines souvent inaperçues.

Qu’est-ce qui t’a attirée vers l’étude des limaces de mer pour ton doctorat ?

Ce qui me fascine chez les limaces de mer, c’est leur ingéniosité et leur diversité. Certaines ont perdu leur coquille, d’autres gardent une partie réduite ou interne. Certaines peuvent même réutiliser l’énergie des algues qu’elles mangent pour survivre et régénérer des parties de leur corps. Leurs couleurs éclatantes, leur minuscule taille et leurs talents de camouflage rendent chaque observation magique.

C’est quoi une limace de mer ?

Les limaces de mer, ou mollusques opisthobranches, sont de petits animaux marins colorés, lents et inoffensifs. Contrairement à leurs cousins les escargots, beaucoup ont perdu leur coquille ou n’en gardent qu’un petit vestige interne. Leur apparence unique et leurs couleurs éclatantes en font des créatures très photogéniques, prisées par les plongeurs et les photographes sous-marins.

Que peux-tu nous apprendre sur elles ?

Il y a les nudibranches, qui sont souvent les plus connus pour leurs couleurs vives et leurs formes étonnantes. Il existe deux grands types de nudibranches : ceux dont les branchies sont disposées en cercle sur le dos, appelés « dorid », et ceux dont le dos est couvert de « cerata », c’est-à-dire des structures permanentes qui servent à la respiration appelées « aeolid ».

Quant aux Head-shield Slugs, ce sont des limaces de mer caractérisées par une tête large et aplatie en forme de bouclier. Cette tête particulière leur permet de fouiller le sable ou les sédiments mous à la recherche de nourriture comme de petits invertébrés ou des algues.

Puis, il y a les lièvres de mer (Sea Hares) qui peuvent projeter une encre colorée pour se défendre. Ils tirent leur nom de deux structures sur leur tête appelées « rhinophores » qui ressemblent à des oreilles de lapin. Contrairement à beaucoup d’autres limaces, leurs couleurs discrètes – rougeâtres, brunes ou verdâtres – se fondent souvent dans les plantes sur lesquelles ils broutent, ce qui en fait de véritables experts du camouflage subtil.

Les Side-gilled Slugs sont, elles, reconnaissables à leur branchie latérale unique et à leur capacité à produire des sécrétions chimiques défensives. Certaines espèces possèdent encore une petite coquille interne réduite, vestige de leurs ancêtres. De leur côté, les Sacoglossans sont des herbivores capables de stocker des structures cellulaires des algues qu’elles consomment et d’en produire une partie de leur énergie, un peu comme les plantes.

Ces adaptations extraordinaires, notamment perte de coquille, camouflage, stratégies de défense et capacités énergétiques uniques, font des limaces de mer un des groupes les plus fascinants et diversifiés des mollusques marins.

Les limaces de mer sont de véritables bio-indicateurs. (…) Leur présence ou leur disparition reflète immédiatement la santé du récif»

Où pouvons-nous en trouver ?

Les limaces de mer peuvent être trouvées dans toutes les profondeurs, de quelques centimètres d’eau seulement à plus de 2 000 mètres. Leur présence dépend essentiellement de l’espèce et de l’habitat dont elles ont besoin.

Cependant, la plupart sont nocturnes. Elles restent donc discrètes pendant la journée, cachées sous les blocs de corail mort, dans de petites cavités ou sous les algues. La nuit venue, elles deviennent actives et se déplacent sur les algues, les coraux ou le sable. Certaines espèces carnivores peuvent même être observées près ou parfois carrément entre les pontes d’autres nudibranches comme celles de la danseuse espagnole, reconnaissables à leurs grands rubans rouges fixés sur le corail ou d’autres substrats durs.

Attention toutefois : il faut bien ouvrir l’œil ! Les limaces de mer sont de véritables maîtres du camouflage, souvent parfaitement assorties à leur environnement. Certaines mesurent à peine 5 millimètres, ce qui les rend encore plus difficiles à repérer.

Y a-t-il une limace de mer qui t’a particulièrement marquée jusqu’à faire des recherches pour ton doctorat ?

C’est l’espèce Nembrotha kubaryana. C’est une espèce incroyable, presque irréelle, avec un corps noir brillant parcouru de lignes vert fluorescent et des tentacules orange vif. On dirait qu’elle a été peinte à la main tant ses couleurs sont intenses.

La première fois que je l’ai vue, j’ai été fascinée par son élégance et sa façon de se déplacer, lente mais assurée, comme si elle connaissait parfaitement son chemin. Ce qui m’a surtout impressionnée, c’est son comportement audacieux. Elle se nourrit d’ascidies toxiques et est capable d’en utiliser les toxines pour se défendre, une stratégie absolument géniale pour un animal aussi petit.

Cette rencontre a été un déclic ?

Je me suis rendu compte à quel point ces créatures, souvent ignorées ou méconnues, sont en réalité complexes, ingénieuses et essentielles pour comprendre la biodiversité marine. C’est ce mélange de beauté, de fragilité et d’intelligence évolutive qui m’a donné envie d’y consacrer mes recherches. Et aujourd’hui encore, une grande partie de mon travail est liée aux limaces de mer.

Quel rôle jouent les limaces de mer dans l’écosystème marin ?

Les limaces de mer jouent un rôle clé dans nos écosystèmes. Elles sont de véritables bio-indicateurs. Comme elles se nourrissent de proies très spécifiques, leur présence ou leur disparition reflète immédiatement la santé du récif. Elles contribuent aussi à l’équilibre écologique en contrôlant les algues, en influençant les populations d’éponges et d’hydroides, et en participant au recyclage des nutriments, ce qui soutient la productivité des récifs.

Étudier ces créatures permet de mieux comprendre la richesse chimique des océans»

Pourquoi est-il crucial de les étudier ?

Les limaces de mer ont une importance scientifique majeure. Certaines d’entre elles, comme l’Aplysia, ont contribué à des découvertes fondamentales sur la mémoire et le fonctionnement du système nerveux.

Mais, elles sont surtout reconnues pour leur potentiel pharmacologique. Plusieurs espèces produisent ou concentrent à partir de leur nourriture, des molécules bioactives aujourd’hui étudiées pour leurs propriétés anticancéreuses, antimicrobiennes ou anti-inflammatoires. Ces composés marins inspirent déjà des pistes prometteuses pour de nouveaux médicaments. C’est pourquoi il est crucial de les étudier.

Sans inventaire solide ni données de référence, nous risquons de perdre des espèces aux capacités uniques avant même de les avoir découvertes. Leur petite taille et leur sensibilité aux changements environnementaux les rendent particulièrement vulnérables.

En résumé, les limaces de mer sont à la fois des sentinelles du récif, des actrices de son équilibre et une source précieuse d’innovation scientifique et médicale. Les connaître, c’est mieux protéger nos écosystèmes et peut-être découvrir les traitements de demain.

As-tu déjà découvert une espèce ou observé un comportement inédit chez ces animaux ?

Oui, il reste encore de nombreuses espèces de limaces de mer non décrites à Maurice, ce qui rend chaque plongée pleine de surprises. J’ai eu la chance d’observer des comportements fascinants, notamment les lièvres de mer qui se défendent en projetant de l’encre ou encore les Sacoglossans, maîtres du camouflage, parfaitement verts comme les algues Caulerpa. C’était incroyable de les voir se fondre dans leur environnement. Et lorsqu’ils se sentent menacés, certains peuvent même relâcher leurs cerata pour échapper aux prédateurs. Ces moments montrent à quel point ces créatures sont ingénieuses et adaptées à leur milieu.

Comment les limaces de mer nous aident-elles à mieux comprendre l’évolution ou la chimie marine ?

Les limaces de mer sont fascinantes pour comprendre l’évolution et la chimie marine. Certaines ont perdu leur coquille ou l’ont réduite, illustrant des stratégies adaptatives uniques pour survivre et se défendre. Chez les Sacoglossans, certaines espèces retiennent les chloroplastes des algues qu’elles consomment et les utilisent pour produire de l’énergie, un mécanisme étonnant mais qui n’est présent que chez certaines espèces.

D’autres limaces comme les nudibranches et les lièvres de mer, produisent des substances chimiques défensives, parfois utilisées en pharmacologie pour leur potentiel anticancer ou anti-inflammatoire. Étudier ces créatures permet donc de mieux comprendre l’évolution de stratégies originales et la richesse chimique des océans.

Quel a été ton chemin pour devenir biologiste marine ?

Tout a commencé avec mon Bachelor en biotechnologie, lorsque j’ai découvert la bioprospection, l’art d’explorer les organismes marins, les plantes ou les micro-organismes pour y trouver des molécules aux potentiels thérapeutiques. J’étais fascinée par les oursins Diadema avec leurs longues épines creuses et leur petite tête, des créatures à la fois fragiles et impressionnantes.

Mon intérêt a pris un tournant lors d’une conférence en Tanzanie où un chercheur expliquait comment les organismes marins étaient connectés génétiquement à travers les océans. Inspirée, j’ai décroché une bourse et poursuivi un doctorat en biologie marine.

Les limaces de mer sont à la fois des sentinelles du récif, des actrices de son équilibre et une source précieuse d’innovation scientifique et médicale»

Quels obstacles as-tu dû surmonter ?

Le chemin pour en arriver là a été semé d’analyses, de résultats parfois frustrants et de nombreuses heures de rédaction, mais chaque étape m’a appris patience et rigueur. Aujourd’hui, je vis ma passion au quotidien en étudiant les limaces de mer, en travaillant dans la conservation et surtout en étant sur le terrain avec les communautés locales pour protéger et comprendre les écosystèmes marins qui m’émerveillent depuis toujours.

Y a-t-il une rencontre ou une plongée qui a changé ta façon de voir l’océan ?

Celle qui m’a profondément marquée remonte à un moment où je faisais du snorkeling parmi les herbiers marins. Je me suis retrouvée entourée de jeunes poissons aux couleurs assorties aux feuilles et j’ai vu un nudibranche se déplacer sur un brin d’herbe. C’était merveilleux de constater la richesse de la vie où chaque espèce déploie des stratégies évolutives ingénieuses pour survivre et prospérer.

Sur le moment, j’ai eu l’impression d’entrer dans un autre monde, un univers vibrant, plein de couleurs et d’interactions fascinantes, qui donne envie de tout faire pour protéger cet écosystème.

Comment ton travail contribue-t-il à la protection des habitats marins et à la sensibilisation du public ?

Mon travail contribue à la protection des habitats marins à travers plusieurs initiatives comme les essais de restauration, le suivi des herbiers marins et le développement des zones de conservation marine volontaires.

Le suivi des herbiers nous permet de mieux comprendre l’état de ces écosystèmes, d’identifier les pressions humaines et naturelles, et d’ajuster nos actions pour les protéger efficacement. Les zones de conservation marine volontaire limitent la pêche et autres activités humaines, réduisant ainsi la pression sur les coraux, les herbiers et la biodiversité associée.

Mais la conservation ne se limite pas à la recherche ; nous menons également des actions de sensibilisation à travers des visites scolaires, des activités éducatives et des échanges avec les communautés locales. Nous organisons aussi des réunions avec les parties prenantes pour comprendre leurs perspectives et co-construire des solutions durables. L’objectif est de créer un engagement collectif pour préserver nos océans et leurs écosystèmes.

Quels soutiens t’ont permis de faire avancer la recherche sur les limaces de mer ?

Dans le cadre de mes recherches sur les limaces de mer, j’ai eu la chance de collaborer avec des experts et passionnés qui ont considérablement enrichi mon travail. Eric Le Court de Billot, un passionné de coquillages, m’a accompagnée dans la recherche et l’inventaire des espèces.

J’ai également bénéficié de l’encadrement précieux de mes directeurs de thèse, la Professeure Chandani Appadoo, l’Associate Professor Daneshwar Puchooa et le Dr Satyam Bhoyroo, dont les conseils, le soutien et les encouragements ont été essentiels pour mener à bien mon doctorat et approfondir notre compréhension de ces fascinantes créatures.

Si tu devais décrire une limace de mer comme une œuvre d’art, à quoi ressemblerait-elle ?

Je dirais qu’elle ressemble à une sculpture miniature vivante où chaque détail est pensé avec soin : des couleurs éclatantes et contrastées, des motifs parfois fluorescents et des formes surprenantes comme des cerata ou des appendices qui ajoutent de la complexité à sa silhouette. Certaines espèces ont des textures délicates, rappelant de la dentelle, tandis que d’autres semblent façonnées avec précision comme de petites œuvres naturelles.

Comment expliques-tu ton travail à des enfants ou à des non-scientifiques pour éveiller leur curiosité ?

J’utilise des modèles 3D, des images et de nombreux outils pédagogiques pour montrer ce qu’est un écosystème, ce qui lui arrive et pourquoi nous intervenons. Nous organisons des sessions interactives afin que chacun puisse réfléchir par lui-même, poser des questions et mieux comprendre la vie marine. Des vidéos et sorties sur le terrain permettent également de découvrir par soi-même la richesse sous-marine. L’objectif est de rendre la mer fascinante et de montrer que chacun peut contribuer à la protéger, même avec de petits gestes au quotidien.

Quel message aimerais-tu transmettre aux jeunes filles qui rêvent de devenir biologistes marines ?

Ce que je vais dire est simple : n’ayez pas peur de suivre votre curiosité et votre passion pour la mer. La science est un domaine où la persévérance, la curiosité et l’envie d’apprendre sont plus importantes que tout. Même si le chemin peut sembler long et semé d’embûches, chaque défi surmonté est une étape vers la découverte et la contribution à la protection de nos océans.

Croyez-en vous, cherchez des mentors, osez poser des questions, explorer et expérimenter. Votre voix et vos idées ont leur place dans la science et peuvent inspirer d’autres à en faire de même.

Y a-t-il un livre, un film ou une image qui t’a inspirée dans ton rapport à l’océan ?

Il y en a tellement qu’il est difficile de choisir, mais je dirais que ce sont surtout les documentaires qui ont façonné et inspiré mon rapport à l’océan. Ils m’ont permis de voir ces mondes sous-marins à la télévision et surtout, ils m’ont donné envie d’aller les découvrir par moi-même.

Lisa, si tu pouvais emmener le monde entier plonger avec toi, que voudrais-tu lui montrer en premier ?

(Rires) Si je pouvais le faire, je lui montrerais la diversité incroyable de la vie marine depuis les coraux colorés et les herbiers jusqu’aux créatures plus discrètes comme les limaces de mer et les oursins. Je voudrais qu’ils voient comment chaque espèce joue un rôle souvent invisible pour maintenir l’équilibre de l’écosystème. Ce serait une plongée pour émerveiller, mais aussi pour sensibiliser à la fragilité de ces milieux et à l’importance de les protéger.

Pour clore cet entretien, rappelle-nous encore une fois pourquoi il faut protéger l’océan ?

Il faut protéger l’océan car il est essentiel à la vie sur Terre. Il produit une grande partie de notre oxygène grâce à la photosynthèse du phytoplancton, des algues et des herbiers marins, régule le climat, fournit de la nourriture et abrite une biodiversité incroyable.

Mais il est menacé par la pollution, le réchauffement climatique, la surpêche et la destruction des habitats. Protéger l’océan, c’est préserver notre avenir et celui de toutes les espèces qui en dépendent. L’océan est un monde fascinant qui nous apprend patience, curiosité et émerveillement. J’espère que chacun pourra un jour plonger ou observer la vie sous-marine et ressentir cette magie.

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !